Sommaire
Comment la fausse information circule sur Twitter en situation d’attentat ? Le cas de Nice
Voici maintenant un moment que j'ai publié dans la revue Le Temps des Médias un article de recherche avec Camille Alloing sur la fabrique des rumeurs numérique. Il était donc plus que temps de traiter cela avec un angle un peu plus pédagogique. Le but était de voir comment la rumeur était fabriquée numériquement et si nous pouvions y découvrir un modèle.
Les enseignements
Vous retrouverez l'analyse et la méthodologie plus bas dans l'article, mais voici les principaux enseignements :
1- La fausse information a besoin de nouveauté pour survivre. Nous observons des modifications et altérations dans la fausse information qui lui permet de subsister jusqu'à ce que l'infirmation survienne.
2- La fausse information est davantage répercutée que produite. Seuls 9% des tweets sont des tweets propageant la fausse information de façon brute.
3- La fausse information est partagée par les jeunes et des écosystèmes éloignés des médias traditionnels et des institutions. La fausse information est essentiellement partagée par des jeunes. Ceux qui partagent les rumeurs ne suivent pas les médias et seulement 2.3 % des gens ayant propagé la rumeur suivent le compte du ministère de l’Intérieur contre 5.3 % pour les gens ayant infirmé la rumeur.
4- La fausse information est attribuée aux médias. On remarque que les sources d’autorité comme BFM, un élu local, la police ou LCI sont celles qui attirent, et ce davantage que des personnes présentes sur place ou des personnes qui attribuent la rumeur à un proche.
5- L'infirmation des autorités tue la fausse information et est plus visible que la fausse information. Bien plus visible, avec comme noyau les autorités et bien plus produite.
6- L'importance des sources secondaires dans la diffusion des fausses informations dans les attentats. Il faut considérer les témoins primaires et non les témoins secondaires car ces derniers ont une mauvaise interprétation des faits du fait de leur impression d'être proche des événements alors qu'ils ne sont pas au coeur de ceux-ci.
7- Les fausses informations durant les attentats sont partagés par des gens qui ne sont pas sur place.
L'analyse
1. La fausse information a besoin de nouveauté pour survivre.
En analysant la succession des événements, on remarque que les lieux de prise d'otage vont fluctuer d'un endroit à l'autre.Ainsi, la rumeur commence avec le Buffalo Grill, suit avec le Méridien et finit au Negresco avant qu'elle ne soit complètement démentie.
2. La fausse information est davantage répercutée que produite.
Lorsqu'on regarde la répartition des différentes typologies, on remarque que les productions sont essentiellement du fait de l'attribution et de l'infirmation. La rumeur n'est finalement produire qu'à 9,4%. Ce sont finalement des ouïe-dire qui font en sorte que la rumeur soit vue et consultée.
Type de message | Mécanisme | Exemple | Volume en % |
---|---|---|---|
Rumeur | Les rumeurs sont relayées sans aucun conditionnel et sans aucune attribution | "Prise d’otage au méridien. #nice#attentatsNice" | 9,4 % |
Attribution | Les rumeurs sont relayées avec attribution | "BFM évoque l'hypothèse d'une prise d'otages par les meurtriers au Méridien sur la promenade des anglais à #Nice" | 23,6 % |
Commentaire | Les rumeurs sont relayées seulement pour les commenter | "Les terroristes ils font une prise d'otage à Buffalo Grill or que c'est même pas halal" | 9,1 % |
Questionnement | Les rumeurs sont relayées sous la forme d’un questionnement | "Y a-t-il une prise d'otage à l'hôtel méridien ?" | 2,8 % |
Mise en garde | Les rumeurs sont relayées pour mettre en garde les individus | "Restez chez vous.... prise d’otage au Meridien." | 1,4 % |
Surspécification | Des éléments sont ajoutés | "Un assaillant c'était bien retranché dans le Buffalo Grill de Nice, il a était « neutralisé » et il avait sur lui une arme de poing." | 0,6 % |
Complot | Les rumeurs s’insèrent dans une vision « complotiste » | "Et pourquoi ils cachent les deux prise d'otages à la télé ? #bfm #Nice " | 0,1 % |
Justification | Le profil relayant des rumeurs s’en justifie par la suite | "À noter que je ne parlais pas de prise d'otages, mais d'homme retranché c'est différent. Mais l'heure n'est pas à la polémique." | 0,1 % |
Critique | Les profils relayant la rumeur sont enjoins à ne pas le faire | "J'ai pas vu d'infos concernant une prise d'otage. Le mieux est d'attendre les infos officielles pour éviter les bêtises." | 3,6 % |
Doute | Les rumeurs sont relayées ou infirmées, mais un doute sur leur véracité est exprimé | "#Nice Aucune confirmation de prise d'otage, mais ne restez pas dans les rues." | 4,5 % |
Infirmation | Les rumeurs sont infirmées | "Non, je viens d'appeler le buffalo grill de nice il n'ont rien eu à part un mouvement de foule :)" | 44,8 % |
3. La fausse information est partagée par les jeunes et des écosystèmes éloignés des médias traditionnels et des institutions.
La répartition permet de voir que les personnes issues de la génération X/Y et les acteurs de la patriosphère sont particulièrement présents dans la fabrication de la rumeur alors qu’ils le sont nettement moins dans la fabrication de l’infirmation.
Lorsqu’on observe les statistiques entre les acteurs de la rumeur et ceux de l’infirmation, on se rend compte que ceux dans la rumeur ont nettement moins d’audience que ceux de l’infirmation. L’audience possible uniquement sur base des followers est 4 fois plus élevée pour l’infirmation. Les acteurs de la rumeur sont également plus actifs.
Rumeur | Infirmation | |
---|---|---|
Somme likes | 54.343.373 | 57.521 |
Somme followed | 5.122.014 | 5.695.325 |
Somme followers | 9.296.852 | 41.904.637 |
Somme tweets | 192.322.235 | 217.649.27 |
Moyenne likes | 9.234 | 7.464 |
Moyenne followed | 870 | 739 |
Moyenne followers | 1.580 | 5.437 |
Moyenne tweets | 32.680 | 28.240 |
Médiane likes | 2.684 | 2.076 |
Médiane de followed | 386 | 380 |
Médiane followers | 466 | 375 |
Médiane tweets | 15.099 | 11.285 |
En regardant la relation entre-eux et le fait qu'ils aient partagé une fausse information (rouge), un doute (orange) ou une information (vert) :
On remarque que nombre de personnes ayant tweeté sur les fausses informations de Nice ne suivent ou ne sont suivies par aucun autre personnage ayant tweeté également sur les rumeurs de Nice. Cela montre que durant les attentats, soit les gens vont au-delà de leur propre timeline pour s’informer par d’autres sources soit ils reçoivent la rumeur par le jeu des retweets.
L’autre enseignement est que la fabrique de l'infirmation est davantage opérée par des gens qui sont proches de la communauté médiatique et davantage par ceux qui ne sont pas isolés en termes de relation. Au contraire : les gens qui partagent la fausse information ne suivent pas les médias.
Enfin, seulement 2.3% des gens ayant propagé la rumeur suivent le compte du ministère de l’Intérieur contre 5.3% pour les gens ayant infirmé la rumeur, ce qui montre qu'ils ne suivent pas non plus les institutions.
4. La fausse information est attribuée aux médias
Lorsqu’on observe la courbe des attributions sans les retweets, on remarque un manque de consistance total. Une fois que l’on ajoute les retweets, nous obtenons la courbe suivante :
On remarque que les sources d’autorité comme BFM, un élu local, la police ou LCI sont celles qui attirent, et ce davantage que des personnes présentes sur place ou des personnes qui attribuent la rumeur à un proche.
5. L'infirmation des autorités tue la fausse information et est plus visible que la fausse information
En termes de production, l'infirmation dépasse la fausse information :
Mais en plus, elle est bien moins visible en termes d'audience comme l'analyse des auteurs l'a prouvé. Par ailleurs, l'infirmation tue presque la fausse information instantanément :
Par ailleurs, lorsqu'on analyse les réseaux de diffusion de l'information, on se rend compte du jeu central et important qu'exercent les autorités :
6. L'importance des sources secondaires dans la diffusion des fausses informations dans les attentats
De manière générale, les personnes partageant des fausses informations durant les attentats ne le font pas avec de viles intentions. En réalité, la plupart du temps, nous observons des mécanismes de vérification et de preuves provenant de vrais témoins mais qui sont en réalité des sources secondaires.
Ainsi très souvent, il y a ce genre de partage de vraies personnes ou de gens qui constatent de vraies choses, mais qui en ont une mauvaise interprétation. Comme pour le cas des prises d'otage à Nice où les gens remarquant des policiers en face de bâtiment avec des gens enfermés interprètent cette visualisation comme étant une prise d'otage. Ces gens dehors sont des témoins secondaires, là où les gens à l'intérieur du bâtiment sont les témoins primaires.
Pour vous expliquer le mécanisme, prenons cette publication sur un meuble Ikea qui a largement été partagée. Un internaute montrant un meuble avec "Javel" fait croire qu'Ikea prend les gens pour des idiots puisque la traduction du meuble en suédois est "connard". La plupart des gens, pour vérifier l'information, vont se rendre sur Google translate, et remarqué qu'effectivement Jävel veut dire connard. Confirmé dans leur vérification, ils s'empressent de le partager. Or , la vraie vérification de l'information n'est pas sur Google translate, mais d'abord de vérifier si le meuble s'appelle réellement Jävel ce qui n'est pas le cas ! Il s'agit d'un meuble appelé Orrberg. Le mécanisme durant les attentats est le même : les gens pensent que la personne est sur place et se fie donc à eux. Or ils ne sont pas témoins direct mais indirect.
7. Les fausses informations durant les attentats sont partagés par des gens qui ne sont pas sur place.
Cela ne surprendra personne, mais les fausses informations durant les attentats sont répercutées par énormément de gens qui ne sont pas sur place :
La méthodologie
L'analyse que Camille Alloing et moi-même avons faite porte sur trois rumeurs ayant circulé sur la plateforme Twitter (et en dehors) lors de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice : trois prises d’otages auraient eu lieu dans les hôtels Negresco et Méridien, ainsi qu’au restaurant Buffalo Grill du centre-ville.
À partir de l’API “publique” de Twitter, nous avons recueilli les messages (tweets) comportant les noms de ces hôtels et du restaurant, ainsi que les termes “prise” et “otage”.
La query exacte était : "((Buffalo Grill) OR (Buffalo Nice) OR Negresco OR Méridien OR (Prise AND (otage OR Otage OR otages OR Otages)))”.
Nous avons ainsi collecté 23 323 messages, que nous avons ensuite catégorisés en fonction de leur nature : message original, reprise (retweet), et réponse à un message.
Tweets | Retweets | Réponses | Total | |
---|---|---|---|---|
Nombre | 1 962 | 20 072 | 1 289 | 23 323 |
Pourcentage | 8,4 % | 86,1 % | 5,5 % |
Qualification manuelle des publications
Je me suis ensuite attelé à qualifier à la main chacun des tweets autour de ces fausses informations de prise d'otage. Nous avons classé les différents messages selon :
Rumeur : Le message répercute la rumeur.
Exemple : “PRISE D OTAGE À HOTEL MERIDIEN À NICE”
Infirmation : Le message infirme la rumeur.
Exemple : “Pas de prise d'otage au méridien à #Nice. Ma mère s'est réfugiée là bas et est en sécurité. La police est devant.”
Non : Le message n’a rien à voir avec la rumeur, mais bien avec l’attentat. Les messages n’ayant rien à voir avec l’attentat ont été supprimés.
Exemple : “1/3 Suite à l'attentat terroriste supposé ayant eu lieu ce soir à Nice, Le Méridien Nice a été placé en lockdown”
Ensuite, nous avons classé les messages selon une deuxième typologie. Pour la rumeur, celle-ci peut être :
Rumeur : La rumeur est répercutée sans aucun conditionnel et sans aucune attribution.
Exemple : “Prise d otage au méridien. #nice #attentatsNice”
Répercussion : La rumeur est répercutée avec conditionnel ou avec attribution.
Exemple : “BFM évoque l'hypothèse d'une prise d'otages par les meurtriers au Méridien sur la promenade des anglais à #Nice”
Commentaire : La rumeur n’est abordée que pour la commenter.
Exemple : “Les terroristes ils font une prise d'otage à Buffalo Grill or que c'est même pas halal”
Questionnement : La rumeur n’est abordée que sous forme de questionnement.
Exemple : “Y-a-t-il une prise d'otage à l'hôtel méridien ? #bfm”
Mise en garde : La rumeur n’est abordée que pour mettre en garde les individus.
Exemple : “Restez chez vous....prise d otage au Meridien.”
Ajout : un ajout a été mis à la rumeur. Exemple : “@lawlufy Un assaillant c'était bien retranché dans le Buffalo Grill de Nice, il a était "neutralisé" et il avait sur lui une arme de poing”
Complot : La rumeur fait l’objet d’un complot. “On nous cache quelque chose”.
Exemple : “Et pourquoi ils cachent les deux prise d'otages à la télé ? #bfm #Nice”
Défense : La personne qui a répercuté la rumeur se défend par la suite.
Exemple : “@MorganCine a noter que je ne parlais pas de prise d'otages mais d'homme retranché c'est différent . Mais l'heure n'est pas à la polémique”
Pour l’infirmation, celle-ci peut-être :
Doute : La rumeur est mise en doute.
Exemple : “@Toyan66 Méridien ? vu les images tv les caméras filment plus côté Palais et Négresco donc elles sont devant le Méridien @rumeursduweb”
Critique : La répercussion de la rumeur est critiquée.
Exemple : “Twitter c'est devenu bfm tv 2.0 pouah terrorisme attentat prise d'otage d'où vous sorter ca??”
Infirmation : La rumeur est infirmée.
Exemple : “#Nice Il n'y a pas de prise d'otage (@PHBrandet porte-parole ministère)
Analyse des auteurs
Pour analyser les auteurs, nous n’avons analysé que les auteurs de tweets originaux.
Cependant, établir une typologie d’auteur sur Twitter est complexe de par le fait que les facteurs pouvant qualifier un auteur peuvent être multiples (démographiques, intérêt, occupation, métier, etc.).
Cette complexité entrave le principe d’exclusivité du codage requis en analyse de contenu. C’est la raison pour laquelle, nous avons décidé de hiérarchiser les critères de qualification d’un profil :
- Métiers
- Occupation
- Intérêt
Après examen du corpus, notre catégorisation s’est développée autour des codes suivants
Les métiers
Bot : Le profil est un “bot”, soit un dispositif automatique ou semi-automatique qui interagit avec la plateforme comme un humain pourrait le faire. Ces profils distribuent automatiquement du contenu provenant de sites web ou de listes préétablies.
Gouvernement ou comptes institutionnels : Le profil est géré par des autorités gouvernementales.
Inconnu : Il n’était pas possible sur base des informations disponibles sur le profil public du compte de catégoriser cet acteur dans une des autres catégories.
Journalistes : Le profil se revendique comme journaliste.
Journalistes Twitter : Le profil est celui d’un “journalistes-Twitter”, à savoir celui d’un compte d’information en continu présent uniquement sur Twitter. Ils se présentent comme une restitution de l’information en 140 caractères.
Marketing, numérique et communication : Le profil est celui d’une personne travaillant ou ayant un fort intérêt pour le marketing, la communication ou par le numérique.
Médias : Le profil appartient à un média.
Renseignement/Terrorisme : Le profil appartient à une personne consultante dans le domaine du renseignement et/ou du terrorisme.
Personnalité politique : le profil appartient à une personnalité politique qui exerce un mandat.
L'occupation
Blogueur : Le profil est celui d’une personne qui exerce une activité de blogueur.
L'intéret
Antiracisme : Le profil se revendique lui-même antiraciste et les contenus partagés confirme cette catégorisation. Les communautés antiracisme sont des communautés qui refusent toutes discriminations.
Antisionisme : le profil se revendique lui-même comme étant antisioniste et les contenus sont principalement des contenus qui luttent contre l’État d’Israël.
Génération Y/X : Dans notre catégorisation des acteurs, nous avons également identifié une majorité de comptes dont la biographie met en avant des centres d'intérêt ou des références pouvant être ramenées à l'adolescence (jeux vidéo, téléréalité, références aux cours, etc.), des photos de profils représentant des personnes jeunes (que nous pourrions évaluer entre 15 et 25 ans), etc. En somme une mise en scène de soi assez homogène et pouvant faire référence à la génération X et Y.
Patriosphère : Le profil appartient aux communautés dites de la “patriosphère”, aussi appelée “fachosphère” ou “réacosphère”. La différence entre les concepts de fachosphère/réacosphère et de patriosphère est que ces communautés se revendiquent directement comme faisant partie de la patriosphère. Cette communauté est composée de catholiques traditionalistes, de militants néo-fascistes, anti-gauchistes ou islamophobes.
Politique : Le profil appartient à une personne ayant un fort intérêt pour la politique qui se matérialise par une surreprésentation de ce thème dans l’activité éditoriale du compte.
Limites de l'étude
Exhaustivité
L’échantillon de tweets ayant été récupéré par l’API publique de Twitter, il n’est donc pas exhaustif. La question de la représentativité de l’API publique n’a pas encore été fortement étudiée par la littérature scientifique si ce n’est entre la différence entre la Streaming API de Twitter et l’API privée de Twitter. Nous avons donc comparé le volume de tweets récupéré par NoDexl et le volume de tweets disponible via GNIP (fournisseur officiel de tweets de Twitter) et nous pouvons assurer avoir au moins 90 % des tweets.
Temporalité
Les analyses concernant les auteurs ont été opérées au mois de décembre 2016. De nombreux profils avaient alors disparu. (Modification de pseudo, compte banni par Twitter ou suppression de compte) Ainsi, sur les 1779 auteurs de tweets originaux, seuls 1532 étaient encore disponibles.
Analyse de pays des auteurs
L’analyse des pays dispose d’un biais dans la mesure où les tweets de nombreux acteurs internationaux ont été considéré par notre étude par le fait qu’ils tweetaient les différents lieux de prise d’otage (Méridien, Buffalo Grill, Negresco), mais que l’infirmation de la rumeur n’ait pas été considérée dans la mesure où nous n’avons récupéré que les tweets de prise d’otage en Français. Il est donc possible qu’il ait tweeté l’infirmation de la rumeur via “Hostage taking”, mais que celle-ci n’ait pas été considérée par notre étude.